Le regard et la mémoire artistique et amoureuse dans Portrait de la jeune fille en feu

L’usage du féminin dans ce texte est neutre. Pour moi, en français, le féminin est neutre.


La plus récente oeuvre de Céline Sciamma m’a donné un nouveau souffle d’inspiration. Jusqu’à la semaine dernière, je n’étais pas au courant de l’existence de cet émouvant film qui mettait en scène les démarches artistiques d’une peintre, ainsi que l’évolution d’un amour réciproque à travers le regard. Mais ce regard, et surtout ses multiples facettes et dimensions, m’a fait réfléchir sur non seulement l’art et les conventions socio-politiques, mais aussi sur la mémoire et l’engagement de l’artiste. Le regard est à la fois l’art, l’amour, la mémoire, la compréhension de l’autrui et de soi-même, le consentement. Les réflexions que j’élabore grâce à ce film sont immédiates, car l’oeuvre m’interpelle de plusieurs façons, que ce soit mon côté poétique/artistique ou mon identité en tant qu’une amante ayant vécue une histoire amoureuse assez douloureuse.

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À travers le regard dont je vais parler dans des lignes qui suivent, l’artiste est engagée à/s’engage dans une dialectique de nostalgie et d’amnésie, deux états d’âme qui se complémentent et qui se déchirent simultanément. Le regard de l’artiste tend non seulement vers le sujet de son oeuvre ou l’objet de son désir, mais il est aussi un regard vers son intérieur, vers les plus profondes allées de sa mémoire pour reconstruire le sujet/l’objet qui est physiquement absent pour le rendre présent, comme une hypotypose, comme si le sujet/l’objet du désir s’asseoit juste en face de l’artiste. Ce travail de réminiscence est empreint d’un regard amoureux et artistique à la fois et immortalise le sujet/l’objet du désir au-delà des contraintes spatio-temporelles, tout en remettant en cause les normes sociales et la création artistique. Néanmoins, quels dangers se cachent-ils derrière une démarche artistique purement fondée sur la mémoire et la réminiscence?

Le regard initial de l’artiste

Les créatrices de Portrait l’amorcent avec une scène dans une classe de peinture et, pourtant, la spectatrice ne connaît pas encore les rôles que vont jouer les personnages à ce stade. Elle spectratrice a l’impression de regarder le sujet d’un portrait, ce qui la pousse à se demander qui est la personne effectuant le regard, qui est la personne regardée et quel est le motif du regard. D’une façon assez inhabituelle, le sujet de la peinture donne des consignes sur comment la peindre et comment diriger les regards à voix haute. L’incipit trompeur du film établit donc une base de questionnement pour la spectatrice sur la problématique du regard qui traversera tout le long de l’oeuvre.

Lors de cette scène d’ouverture, nous apprenons que la peintre, Marianne, inverse son rôle en posant pour ses élèves et devient le sujet du portrait de ces disciples. Elle est tout de suite surprise de voir un tableau qu’elle a peint il y a longtemps; la caméra focalise ensuite sur cette mystérieuse oeuvre, en mettant la spectatrice au point de vue de Marianne qui reprend son rôle d’artiste-observatrice. Elle la regarde longuement en puisant dans sa mémoire pour nous raconter la suite de l’histoire. Une première mise en abîme se produit lors de ce moment de réminiscence, car Marianne observe la toile qui joue le rôle de l’objet du désir/du sujet de son regard artistique dans le présent et se voit transporter à l’époque où elle était l’observatrice du sujet de la peinture/de l’objet de son désir – la jeune fille en feu.

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Inception?!

L’histoire nous fait voyager dans la mémoire de Marianne. Elle prend le départ pour une île bretonne pour peindre le portrait d’une jeune aristocrate qui doit se marier à un noble milanais. À la demande de la matriarche de la famille, Marianne est obligée de peindre la jeune femme en cachette et lui mentir qu’elle est sa compagnonne de promenade. La mère révèle qu’Héloïse, le sujet de la peinture, a refusé de poser auparavant.

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Jusqu’à ce moment, ni Marianne ni la spectatrice a vu le visage d’Héloïse. La peintre prend connaissance du “portrait” échoué d’un précédent peintre qui est venu peindre Héloïse, mais le visage du sujet a été maculé. Néanmoins, pas à pas, nous allons la découvrir lorsqu’elle attend Marianne pour aller se promener ensemble. Quand la peintre descend la voir, Héloïse se vêt d’un capuchon pour cacher son visage. Marianne et la spectatrice ne voit que le dos d’Héloïse, comme si l’aristocrate refuse d’être vue, voire d’être regardée. Elle commence à marcher devant Marianne et soudainement, son capuchon tombe, laissant voir la couleur de ses cheveux.

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À vrai dire, je croyais qu’elle allait voir un truc d’horreur avec tout le suspense…

À l’approche de la falaise, Héloïse se met à courir et s’arrête au bord de la paroi rocheuse. Marianne court après Héloïse qui se retourne après sa petite course. La peintre se demande si la jeune aristocrate voulait mourir, mais Héloïse répond qu’elle rêve de courir depuis des années. Il s’agit de la première fois que l’artiste et la spectatrice ont un regard complet sur le visage d’Héloïse.

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Le bleu…est une couleur chaude?

Légèrement irritée par les observations de Marianne, Héloïse lui retourne des regards méfiants. C’est comme si elle revit son expérience précédente avec le peintre qui n’a pas réussi à produire son portrait. De plus, la présence du masque accentue cette méfiance et le rejet d’être regardée qui règnent sur le regard d’Héloïse; elle ne comprend pas le motif du regard de Marianne. Elle ne lui accorde pas encore son consentement d’être vue, d’être regardée.

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Kesketuveux

Sur la plage, Marianne s’efforce de capter les traits de la jeune femme en esquisses qu’elle réalise en cachette, souvent à l’ombre ou derrière des roches. Elle retrace par la suite sur la toile les caractéristiques de son sujet par mémoire le soir, derrière les rideaux dans sa chambre. Le fait de peindre Héloïse dans la noirceur complique le travail de Marianne; en l’absence physique d’Héloïse, Marianne reconstitue son sujet par mémoire avec ses esquisses fragmentées, parfois incohérentes.

La mémoire humaine n’est pas parfaite; elle a aussi ses failles. Confrontée à la menace de l’amnésie, la peintre rencontre des difficultés et ne voit pas clairement ce qu’elle veut et doit peindre. Ce travail contraignant à la lueur des bougies et en l’absence d’Héloïse représente donc un manque de clarté, de lumière, voire une absence de l’éclaircissement dans la démarche artistique imposée par la mère d’Héloïse. Tout cela est le résultat d’un manque de compréhension et de connaissance du sujet de la peinture. Comment réussir donc son travail, si l’accès visuel immédiat à son oeuvre est restreint? Comment en tirer la passion et le plaisir dans le processus de création d’une oeuvre d’art? L’artiste peut-elle rendre le sujet de son oeuvre d’art présent(e) en son absence grâce au pouvoir évocateur de l’art?

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Pour comprendre un peu plus l’irritation d’Héloïse face aux observations de Marianne et sa colère éventuelle lors du dévoilement du premier portrait complété par la peintre, la notion du regard de Sartre dans sa pièce de théâtre Huis-clos nous mène aux thèmes de l’angoisse et de l’objectification. La question du regard revient souvent dans le film. Qui effectue le regard? Qui est la personne regardée? Quel est le motif du regard?

Sous le regard d’autrui, nous sommes/devenons douloureusement conscientes du fait que ce regard nous objectifie. Et, derrière ce regard cachent des idées, des jugements, des conventions et des normes. Dans notre cas, le regard de Marianne est celui d’autrui qui objectifie Héloïse qui est elle-même le sujet du portrait. Rappellons-nous la première fois qu’un peintre est venu faire le portrait d’Héloïse; elle ne lui a pas accordé la permission. Cet acte est non seulement le rejet de son identité et de son destin, mais aussi le rejet du regard masculin que je vais analyser dans la deuxième partie. Héloïse refuse de se conformer aux attentes de sa famille et à celles de la société aristocratique: se marier. Elle est donc bien consciente des conséquences de la finition du portrait.

Marianne finit par expliquer la vraie raison de son séjour chez Héloïse et annonce la complétion du portrait à la jeune aristocrate. Et c’est un certain sentiment de trahison qui emporte Héloïse. Il n’y a jamais eu une demande de consentement explicite de la part de Marianne pour réaliser le portrait d’Héloïse. Encore une fois, cet enfer, pour la jeune femme, c’est les autres.

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Lors de la révélation du portrait, la colère d’Héloïse envers l’oeuvre de Marianne et envers les conventions sociales qui lui sont imposées explose. Elle demande à la peintre si c’est elle dans ce portrait, en soulignant l’absence de vie et de présence du sujet. Marianne lui réponde que sa démarche de peinture met l’accent sur l’éphémérité, le manque de vérité et le caractère passager de la présence d’Héloïse. Comme si Héloïse elle-même n’est quelqu’un de superficiel et sa représentation pictorale est le fruit d’un regard superficiel, d’un travail tâché par l’amnésie.

“Tout n’est pas passager. Certains sentiments sont profonds,” rétorque Héloïse.

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Trop profond, je pleure!

D’une façon assez intéressante, dans une scène antérieure qui sert de prolepse, Héloïse dit à Marianne “Mais j’ai aussi senti que vous me manquiez”. Elle parle de l’absence de Marianne comme quelque chose qui la dérange.

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Dans ta face, Marianne!!!

Et la réaction de Marianne à cette phrase d’Héloïse? Elle semble troublée, car depuis le début, elle essaie de peindre la jeune aristocrate en son absence, tout en croyant à son pouvoir artistique qui donne un souffle de vie aux sujets de ses oeuvres d’art. Il s’agit de l’orgueil de l’artiste qui a confiance en son talent, mais quelles seraient les conséquences de cet orgueuil? Est-elle en train de peindre une personne qui n’existe pas, qui n’a pas de vie? Est-elle en train de faire le portrait d’une illusion? Est-elle en train de peindre aux yeux blindés, avec une mémoire souillée par l’amnésie?

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“Et quand vous êtes troublée, vous respirez par la bouche.”
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Orgueil, orgueil, on dirait Pride and Prejudice!

Les commentaires critiques d’Héloïse vont faire naître un tournant dans le film et mener à une remise en cause de la démarche artistique de Marianne, ainsi qu’à une remise en question du regard et le rapport de pouvoir implicite qui se dissimule derrière lui.

Et, ainsi fleurit une véritable histoire d’amour.

Réinventer le regard et l’art

La réaction d’Héloïse à la première tentative de Marianne est empreinte non seulement d’une contestation de la démarche artistique de la jeune peintre, mais constitue également une critique de l’art et ses conventions vues par le regard masculin (en anglais, le male gaze).

À cela s’ajoute le mythe d’Orphée et d’Eurydice, auquel je vais revenir dans les prochaines parties de mon analyse. Orphée, fils d’Apollon et poète, est l’époux d’Eurydice. Un jour, Eurydice est tuée par une vipère dans une forêt. Tourmenté par la mort de sa bien-aimée, Orphée désire emmener Eurydice des enfers à la terre et signe un pacte avec le Dieu des Enfers, avec condition de ne pas la regarder lors de la marche vers le monde des vivants. Emporté par son impatience, il veut redonner la vie à Eurydice, mais à quelques pas de la terre, il décide de se retourner pour regarder sa femme si elle est réellement avec lui. Il brise la seule condition qui lui est imposé par le Dieu des Enfers et perd son épouse pour toujours.

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D’un point de vue féministe, nous pouvons interpréter le mythe d’Orphée comme l’histoire du regard masculin qui tue la femme. Parallèlement, dans Portrait, le refus d’Héloïse de poser pour le premier peintre est une preuve de son rejet du male gaze. Car, pour Héloïse, le consentement ne lui est jamais accordé, et donc son refus est légitime. Il est aussi important de souligner que le portrait est censé être expédié à Milan pour obtenir la validation de l’époux inconnu, celle des yeux masculins. Il s’agit d’une manière puissante d’exprimer le droit de dire “Non!” de la femme dans un contexte où un “Non” pourrait être mal interprété ou considéré comme une provocation.

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À la droite de Marianne, une représentation en peinture du moment où Orphée perd Eurydice pour toujours

Similaire au refus d’Héloïse de poser pour le premier peintre, l’acte de Marianne de mettre le feu au portrait échoué du peintre précédent est porteur de symboles et de désirs. C’est de refuser et de brûler le regard masculin et ses structures de domination qui tuent et oppriment les femmes. Incinérer le portrait raté, c’est la destruction symbolique du patriarcat.

Il n’est pas surprenant que la racine du feu se trouve au côté gauche de la poitrine d’Héloïse, le côté où se situe son coeur. Et c’est la peintre qui met le feu au coeur de la jeune femme. Ainsi se réveillent le désir et la passion.

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Marianne serait heureuse au Burning Man

Lors de la deuxième phase du film, une vraie relation entre la peintre et son sujet se forme grâce aux processus intimes de la collaboration et du consentement. La peintre est censée être l’observatrice de son sujet, mais elle est aussi observée en retour. Après avoir été confrontée par Héloïse, la démarche de Marianne change car elle a finalement obtenu le consentement du sujet de la peinture. Si la mère d’Héloïse qualifie la peintre d’incompétente et la demande de partir, Héloïse intervient et affirme que Marianne va rester et qu’elle va finalement poser pour le portrait. C’est précisément ce moment-là que Marianne obtient le consentement explicite de son supposé “sujet”; elle doit remettre en question non seulement son propre cheminement artistique, mais aussi sa position en tant que femme artiste.

La représentation du consentement ne s’arrête pas ici; le port des voiles de nos deux personnages est une image extrêmement profonde. Le simple geste de les ôter prolonge l’idée du consentement au regard artistique. Et en même temps, ce geste inaugure le consentement à l’amour des deux protagonistes. Or, c’est un consentement mutuel et simultané que chacune accorde à l’autre.

Le lien entre le consentement mutuel, le regard amoureux et artistique partagé et la remise en cause de la relation entre la peintre et son sujet est renforcé par la sublime séquence suivante. Un échange dans lequel Marianne remarque les gestes spécifiques d’Héloïse lorsqu’elle éprouve une certaine émotion. De retour, Héloïse invite la peintre à s’approcher d’elle et défie ses commentaires précédents.

“Si vous me regardez, qui je regarde moi?”

Héloïse poursuit en énumérant les gestes de Marianne, ce qui visbilement abasourdit la peintre. Encore une fois, cet inversement des rôles incarne une remise en question du processus de création artistique et pousse l’artiste à repenser sa position par rapport à son sujet. Sans le sujet, il n’y aura pas d’oeuvre d’art.

Marianne est clairement déconcertée, comme l’aperçoit Héloïse. Mais ce qui est important dans cette séquence, c’est que la parole du supposé sujet témoigne le démantèlement du rapport de pouvoir entre l’artiste et son sujet. Le film se présente donc comme un métarécit sur la création artistique et encourage la spectatrice à réfléchir avec les personnages. Nous avons parfois l’impression que le film s’offre à nous comme une peinture; généralement, une peinture est une représentation statique et immobile d’une scène unique, tandis qu’un film met en scène une succession d’événements. Cependant, Portrait semble aussi un film qui raconte l’histoire d’une peinture et les démarches entreprises par la peintre, le sujet de la peinture et les structures de pouvoir exercant des influences sur l’artiste et son sujet.

En conséquence, l’artiste est et doit se mettre en position égale à son sujet et collaborer avec lui pour donner la naissance à l’oeuvre d’art, à leur amour réciproque. Les deux femmes se défient l’une et l’autre et complémentent l’une et l’autre conjointement. Par exemple, le rôle qui est assigné à Héloïse est celui d’un simple sujet statique. Néanmoins, elle se dote d’un mouvement, d’un agency (la puissance d’agir), et baptise un nouveau débat intellectuel avec Marianne en déconstruisant la relation classque entre la peintre et sa muse. C’est dans cette optique que surgissent l’idée de l’égalité entre femmes et leur collaboration dans une époque et dans un environnement où les contraintes et conventions socio-politiques s’avèrent abondantes.

L’art est peut-être aussi l’amour, et vice versa. L’art est le souci de son sujet/l’objet de son désir et l’amour et le soin que l’on lui apporte. L’amour permet aux yeux des deux amantes de se voir, se regarder, se reconnaître. Être vue, être regardée, c’est aussi choisir de succomber à son intrinsèque vulnérabilité et de remettre en question soi-même. Ainsi, le regard artistique est un regard amoureux.

Le regard vers l’intérieur de l’artiste: une mise en abîme du regard

Abordée succinctement dans la première partie, la première mise en abîme se produit lorsque Marianne observe le “Portrait de la jeunne fille en feu” qui joue le rôle de l’objet du désir/du sujet de son regard artistique dans le présent. Elle voyage dans temps à l’époque où elle était l’observatrice du sujet de la peinture/de l’objet de son désir. Le film commence avec un regard et se termine avec un autre regard; il tisse un lien indélébile entre le regard, la vue et la mémoire. Ces trois éléments ne peuvent pas être facilement barbouillés avec un torchon, comme le fait Marianne avec son premier portrait d’Héloïse.

En tant que spectatrices, nous regardons en effet les souvenirs de Marianne. Le film est aussi une réminiscence, une mémoire de Marianne, voire une mise en abîme des souvenirs de Marianne de son être aimée. Elle peint Héloïse par mémoire au début sans vraiment la connaître et la repeint par mémoire pour nous raconter leur histoire d’amour et de collaboration. Elle nous tient la main vers les allées les plus profondes de son histoire d’amour. Elle jette un regard en arrière.

Comme Orphée qui regarde en arrière, Marianne fait le travail de réminiscence de son passé avec Héloïse telle l’amoureuse qui se retourne pour regarder sa bien-aimée. Son regard est issu de la mémoire et intimement lié à la nostalgie; c’est un regard profond vers son intérieur que porte Marianne sur son histoire d’amour avec Héloïse et sur ce qui reste de cette histoire et son impact sur elle. Le regard de l’artiste à travers la mémoire rend l’être aimée présente au-delà de l’espace et le temps en son absence. Et, dans une scène antérieure, Marianne semble de prévoir son avenir en discutant avec Sophie et Héloïse sur le dénouement du mythe d’Orphée et d’Eurydice.

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“Il choisit le souvenir d’Eurydice.”

Parallèle au moment où Orphée se retourne pour regarder Eurydice et la perd pour toujours, Marianne et Héloïse se regardent pour la dernière fois lors du départ de la peintre. Quand Héloïse, en robe de mariée, lui dit “retourne-toi”, la scène dissipe progressivement et il s’agit d’un tragique adieu des deux amoureuses. En outre, comme Orphée qui souhaite redonner la vie à sa femme, Marianne réussit à redonner la vie au deuxième portrait d’Héloïse et risque de la perdre pour toujours…

La vision d’Héloïse en robe de mariée hante la peintre à maintes reprises dans le film, et à chaque fois où elle ressent la présence de cette hallucination, elle se retourne pour la regarder, ce qui engendre sa prompte disparition. Comme Orphée, Marianne est hantée par une image particulière de sa bien-aimée.

Il est évident que la persistence du regard-souvenir traverse tout le long du film. Ce regard-souvenir se manifeste notamment dans les peintures de Marianne, le mythe d’Orphée et d’Eurydice, la page 28 et l’orchestre.

Contrairement à la version de réminiscence lors de la première phase du film, la réminiscence lors de la fin du film nous permet de comprendre davantage Marianne. Elle nous emmène dans son périple amoureux doté de tendresse et tristesse. Elle choisit de se souvenir d’Héloïse et, comme son hypothèse du regard d’Orphée qu’elle a formulée antérieurement, elle choisit les souvenirs d’Héloïse. Sa mémoire artistique est donc celle d’une amoureuse.

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“Ne regrettez pas. Souvenez-vous.”

À la fin, Marianne regarde-t-elle Héloïse ou les souvenirs d’Héloïse? Difficile à dire…

En tant que spectratrices, nous voyons son regard, mais ce regard fait partie de sa mémoire qu’elle est en train de reconstruire.

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“Peut-être c’est elle qui a lui dit ‘Retourne-toi.'”

La dernière scène du film offre aux spectatrices la liberté d’interprétation et d’imagination. Dans son monologue interne, Marianne affirme qu’Héloïse ne l’a pas vue, mais à quel degré de certitude? Malgré sa vocation de peintre, elle demeure une narratrice qui n’est pas fiable. Fièrement vêtue d’orgueil d’une peintre, elle se fie à son regard et à sa mémoire, mais la mémoire humaine a ses failles aussi, ce qui est précédemment démontré lors de la première partie du film. Et, peut-être, Héloïse l’a vue, mais a choisi de résister à la tentation d’Orphée, un choix qui mènerait à la perte ultime de sa bien-aimée. Par ailleurs, nous avons des raisons de croire qu’Héloïse se noie dans les souvenirs de la conversation sur l’orchestre avec Marianne; elle est peut-être également naufragée, tourmentée par son regard en arrière lors de cette dernière scène évocatrice et saissisante.

Et peut-être, le choix le plus sage serait de se contenter et de vivre avec les souvenirs de l’être aimée. Peut-être…

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Dernières pensées

Il n’y a pas vraiment de muse dans cette oeuvre d’art, comme le signale le début du film avec Marianne la peintre-préceptrice qui joue le rôle de la modèle et comme l’affirme l’évolution de la relation entre Héloïse et Marianne. Mais des femmes qui s’aiment et qui collaborent ensemble pour créer une oeuvre d’art, tout en brisant les vieux clichés et en déconstruisant les conventions. Rappellons-nous ces femmes dans l’histoire et dans le présent. Souvenons-nous d’elles.

Et je dois terminer en disant que Portrait de la jeune fille en feu est un des rares films qui me touchent le fond du coeur à l’infini.

 

 

 

 

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